Les Tours de Saint - Laurent
Photo : Mr. Peyronnet
Saint-Céré Les Tours de Saint -Laurent |
En 1941, Jean Lurçat quitte Aubusson et, après un très bref séjour à Collioure, se réfugie dans le Lot. Rapidement associé au combat de la résistance, son engagement l'amène à changer fréquemment de lieux de résidence : château de Grézols à Saint - Cirq - Lapopie, Lanzac, Souillac. En 1944, Lurçat est nommé au comité de Libération du Lot : il est chargé du travail d'organisation dans le secteur Souillac - Alvignac - Saint - Céré - Figeac. En septembre, il participe à la libération de Cahors et devient Directeur des Services culturels du Département. Nul, mieux que Lurçat lui - même, ne saurait conter sa rencontre avec les Tours de Saint - Laurent : |
"les Tours Saint - Laurent, je les ai vues pour la première fois à quatre kilomètres environ, en descendant une crête. C'était pendant le maquis et j'avais un chauffeur, puisque j'étais à l'Etat - Major.
J'ai dit : "Qu'est - ce que c'est que ça ?" et le chauffeur m'a répondu : "C'est le Château de Saint - Laurent ...".
Alors, j'ai dit - je m'en souviens comme si c'était aujourd'hui - j'ai dit : "Nom de Dieu!... Je veux crever si un jour c'est pas à moi!" Textuel ... C'était à moi quatre mois après ... J'avais rencontré le propriétaire tout à fait par hasard. J'ai demandé le prix, tout de suite. J'ai acheté sans visiter. Cette espèce de gros château fort avec ses grandes tours, avec ses remparts, avec ses fossés .... et avec toutes ses démolitions aussi ...
J'ai acheté tout ça d'un coup ...
En fait, j'ai acheté une carte postale. Mais il s'est trouvé que cette carte postale était magnifiquement organisée pour mon travail de peintre mural, puisque la hauteur moyenne des plafonds est de six mètres ; que j'ai une grande salle qui a quinze mètres de long ; qu'il y en a une autre qui fait dix mètres de haut, etc ....
En somme, ce que j'avais acheté, c'était un outillage ...."
(d'après Claude Faux "Lurçat à Haute voix")
Châtelain d'une forteresse passablement délabrée, Lurçat saura manier la pioche et la truelle. |
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Les dalles de la salle de Garde, les portes, la cheminée, les carreaux de l'escalier, les murs de la chambre d'amis, le dessus des fauteuils et bien sûr la vaisselle sont de Jean Lurçat. |
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pour voir l'image agrandie | Mais il y a surtout ces hauts murs de pierre dont il sut de suite tout ce qu'ils pouvaient lui apporter dans son travail. |
Dans ce nid d'aigle, Lurçat ne pouvait pas mieux exprimer ce côté aristocrate - terrien.
Voyageur impénitent, les Tours constitueront pour lui, pendant près de 22 ans le lieu d'attachement "tellurique", et son meilleur centre de création possible : les grandes tapisseries de l'Apocalypse d'Assy, du Vin à Beaune ou du Chant du Monde, parmi les plus connues, naîtront de l'harmonieuse rencontre de l'artiste avec les immenses surfaces que lui offrait son château.
A Saint - Laurent, il disait en plaisantant qu'il passait ses matinées à surveiller ses terres, ses cultures et ses poulets.
Souvent inquiet d'un ciel trop bleu, avare de pluie, il avait pour son avoine une attention mystérieuse.
La sécheresse n'étant pas seule en cause, celui que les paysans du coin appelaient Monsieur de Lurçac trouva urgent d'aller consulter un spécialiste et c'est Jean Cassagnade qu'il rencontra. Etrange personnage que cet ancien joueur de rugby, médaillé de cyclisme sur piste à Paris, maître es légumes. |
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![]() Jean Lurçat avec Jean Cassagnade (à droite) |
Parti rencontrer un conseiller, c'est un ami qu'il trouva. Le "buldozer", comme il aimait l'appeler, avait comme autre particularité celle d'avoir été, entre les deux guerres, candidat député d'extrème-gauche contre l'éminent notable lotois Anatole de Monzie. Il ne fut battu qu'au second tour. Cette défaite somme toute honorable mit un terme à sa carrière politique. Les rapports entre ces deux puissances ne pouvaient se contenter de considérations de nature champêtre voire folklorique comme les aurait aimé Pagnol, par exemple. |
Sur un terrain au bas des Tours, c'est-à-dire à Saint-Céré même, Cassagnade avait fait construire un vaste bâtiment destiné au départ à accueillir un dancing. Au fur et à mesure de sa réalisation, le projet, avec l'aide de son neveu Monsieur Delbos, se modifie et, de salle de bal, l'espace, grâce à une machinerie astucieuse, se transformait en un clin d'oeil en salle de spectacle. Mais Cassagnade ne se satisfaisait pas de simples considérations mercantiles. Il avait pour l'humanité d'autres ambitions : donner le goût de la beauté même si, en contradiction avec ses engagements humanitaires, cela devait s'appuyer sur l'appât du gain de celui qu'il appelait " l'homme moyen".
La perspective de faire un placement en achetant une oeuvre d'art conduira ces gens à s'habituer aux belles choses et, à terme, à devenir des gens cultivés.
Aussi, dès qu'il connut Jean Lurçat, Cassagnade transforma une partie de son dancing en Galerie d'Art.
Le "Casino de Saint-Céré", car c'est de lui qu'il s'agit, devint alors la seule exposition permanente des oeuvres de Jean Lurçat.
Entre deux verres de bière fraîche, on pouvait admirer ou acheter, non seulement des tapisseries, mais aussi des dessins, des céramiques, des gouaches, des cartes postales et autres reproductions.
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Au beau jour, on sort les plus grandes tentures que l'on expose au regard "du buraliste du coin" selon l'expression de Lurçat. |
Si les Tours de Saint-Laurent sont devenues aujourd'hui un musée permanent le Casino, lui, est toujours bien vivant avec sa bière fraîche, son bal musette et des tapisseries de Jean Lurçat.
C'est Cassagnade le jardinier qui a permis qu'il en soit ainsi.
Ce personnage, mélange de truculence et d'extrême finesse d'esprit serait, à en croire Lurçat lui-même, à l'origine de l'oeuvre monumentale "Le Chant du Monde".
Cassagnade raconte qu'un jour à force de se courber pour soigner ses légumes, il a eu ce qui devait fatalement arriver "une sciatique". Cette douloureuse indisposition l'ayant contraint à rester couché, il put lire tranquillement plus qu'il ne le faisait d'habitude. Car, hormis la lecture du "Monde" en déjeunant et de quelques romans pendant l'hiver, si l'envie était là, c'est le temps qui lui manquait. Or, un soir, il entreprend la lecture d'un ouvrage sur l'Apocalypse d'Angers préfacée par son illustre voisin, et comme lui , fut frappé d'une sorte de révélation non par l'aspect technique de cette oeuvre mais par son sujet. Il se mit à penser :
"Au Moyen Age, la vie c'était d'abord la peur de l'enfer et s'inscrivait dans ces limites-là. Aujourd'hui : la vie c'est la puissance de l'homme car il n'y a plus d'enfer ... alors il n'y a plus de limites ... Mais personne ne s'y est mis pour montrer comment c'est maintenant."
Il ne faisait aucun doute, pour l'illustre jardinier que seul l'illustre peintre cartonnier pouvait le mieux exprimer "la vie de maintenant qui n'a plus peur de l'enfer".
Cette révélation l'aurait tellement secoué qu'il aurait été soudainement guéri de sa sciatique.
Au matin, Cassagnade monte aux Tours et dit à Lurçat : "il faut faire l'Apocalypse du XXè siècle ... Il nous faut au moins 1000 mètres carrés."
Si le projet lui parut insensé de par ses dimensions "1000 mètres carrés !", Lurçat pensait "qu'exprimer la vie, l'époque, le XXè siècle ! ..." c'était sans doute l'oeuvre la plus exaltante qu'il lui serait donné de réaliser.
Le premier titre qui lui vint à l'esprit fut celui de "la Joie de Vivre".
Dans ce monde où la bombe atomique peut en un seul jour détruire l'humanité on ne peut pas voir "tout en rose". Si on parle du bien, c'est par opposition au mal. Aussi la tenture parlerait d'abord de La Menace et, de panneau en panneau, elle s'élèverait vers le bonheur de vivre. Une sorte de chant des choses de la vie avec ses aspects doux et amers, violents et sereins. C'est ainsi que le titre "Le Chant du Monde" s'imposa à l'artiste.
C'est en 1956 que Cassagnade débarque aux Tours, l'année suivante le peintre commença son oeuvre monumentale dont il ne savait où et quand elle s'achèverait.
Elle se termina au 10ème panneau "Ornementos Sagrados" (Ornements Sacrés) qu'il ne vit jamais terminé.
Le 6 janvier 1966, l'éternel voyageur était surpris par la mort à Saint Paul de Vence.
L'éditeur et ami Pierre Seghers venait juste de recevoir une lettre de Lurçat, écrite depuis la Colombe d'Or, - hôtel - refuge de nombreux artistes - , qui se terminait par ces mots : "fêtons ce soir non la résurrection, c'est fait, mais la naissance !"
Lurçat (Jean) (Bruyères, Vosges, 1892 Saint-Paul-de-Vence, 1966), ce raccourci qu'utilisent volontiers les dictionnaires tient peu compte de la volonté des hommes.
Lurçat repose à jamais dans le petit cimetière de Saint - Laurent.
Sur sa tombe, une inscription :
C'est l'aube.