Jean Lurçat et le renouveau de la tapisserie

 

Deux idées majeures chez Jean Lurçat :

L'une : Transmettre ses instructions aux artisans devant exécuter le travail du tissage en attribuant à chaque couleur un numéro de référence. Durant des siècles, le "carton" était en fait un tableau conçu dans le seul but d'être reproduit en tissu, alors que Lurçat dessinait l'objet à sa taille réelle et la tapisserie était tissée selon la couleur indiquée par un numéro.

 
Coquastre 1963 (carton inversé)   Coquastre 1963

L'autre : Réduire au strict minimum le nombre des coloris à employer.

C'est sur ces bases que sa première oeuvre tissée à Aubusson fut exécutée en 1933. Le génie créateur de Jean Lurçat sortit alors Aubusson de sa longue torpeur et lui donna un nouvel essor.

Combien de tapisseries sont - elles tirées du même carton ? Généralement quatre ou cinq, parfois deux seulement. Après quoi le "carton", propriété de l'auteur est brûlé.

(Association - Fondation Firmin BAUBY - Sant VICENS, extraits)


«...J'ai pris un atelier dans la fabrique même des Tabard ... »

«Tabard dirigeait le plus vieil atelier de tapisserie qui se trouve être le plus vénérable des ateliers du monde puisque, depuis 1637, de père en fils, on travaille toujours dans le même local. Tabard, je m'en suis vite aperçu, était un homme d'esprit très ouvert, informé.

Enfin, il avait compris cette chose tellement élémentaire, tellement essentielle que n'ont pas encore " intégrée " certains chefs d'ateliers d'Aubusson - à savoir que, pour faire revivre la tapisserie, il ne fallait pas faire de la copie - c'est-à-dire exprimer une sorte de spleen et de mélancolie des beaux siècles passés, mais créer une tapisserie adaptée à l'époque. (...) N'oublions pas qu'à Aubusson, en 1936, beaucoup de chefs d'ateliers ignoraient jusqu'aux noms de Matisse, Picasso, Bonnard, Corot, Delacroix ou Dufy. Ce manque d'informations avait amené une sorte de désoxygénation d'Aubusson qui, par ailleurs, est une ville dépourvue de tout moyen d'accès pratique... Aubusson était donc tout à fait hors du coup...

 

»Tabard m'a dit : " Est-ce qu'il serait possible de travailler ensemble? " J'ai accepté. (...) J'ai donc commencé à m'informer... commencé même, par prudence, à apprendre le tissage, pour me dérouiller, pour me déniaiser un peu, sur ce plan. Je ne songeais certes pas à exécuter plus tard les cartons que je pourrais composer. Il s'agissait simplement de prendre un contact direct avec le métier, dans tous les sens du mot... De même qu'un musicien qui composerait pour le piano sans avoir jamais touché un clavier serait en quelque sorte boiteux, de même, il me paraissait évident qu'on ne pouvait pas faire quelque chose de vraiment cohérent et bénéfique si on ne savait pas comment tout ça se goupillait... D'autre part, je pensais que si un jour j'entreprenais un travail sérieux à Aubusson, il fallait que les exécutants - les ouvriers - aient le sentiment que je m'intéressais pratiquement, humainement à leur boulot. C'est un élément très important. Je me suis mis aux métiers ; je me suis assis sur les bancs des lissiers ; j'ai été maladroit devant eux et j'ai consenti à l'être. Tout cela m'a attiré leur sympathie agissante et c'est avec leur " complicité " que j'ai pu avancer dans mes projets ...»

(Extrait de Lurçat à haute voix, 1962, de Claude Faux, pp. 114-115).

 

« Au début, les contacts avec les ouvriers ont été assez délicats. J'étais un peintre parisien, c'est-à-dire un homme qui n'était pas de la région, ce qui constituait tout de même l'origine d'un certain nombre de petites méfiances... J'étais aussi le néophyte qui demandait des renseignements sur le métier et cela prouvait que, sur le plan technique du moins, je ne connaissais pas grand-chose...

Enfin - et malgré mes ignorances - j'étais l'hurluberlu qui proclamait : " Il faut faire de la tapisserie contemporaine ..." et qui le claironnait aux oreilles de types qui n'avaient vécu - mal vécu que de la copie des anciens et qui ne concevaient pas qu'on pût faire autre chose...

» (...) Mais, lorsque je leur ai dit qu'on pourrait faire des tapisseries avec un nombre extrêmement réduit de couleurs, j'ai trouvé en face de moi des hommes et des femmes qui, soudain, se sont vus en quelque sorte dépossédés de leur dextérité. Ils parvenaient, avec une multitude de tons, de nuances, de dégradés, de petits trucs de métier à imiter parfaitement une joue rose qui " tourne ", avec ses ombres, ses pénombres et ses fluxions. Pour eux, c'était le comble de l'art... Pour moi, c'était le contraire : nous nous buttions de front.

» (...) Ensuite, pendant le premier hiver de guerre, j'ai pris un atelier dans la fabrique même des Tabard ; j'étais au rez-de-chaussée et ils me voyaient allumer mon feu, tendre mes papiers, broyer mes couleurs. Et je crois que cela les a touchés, parce que j'étais devenu un ouvrier comme eux qui travaillait simplement sans grimper en chaire, sans faire de prêchi-prêcha .... »

(Extrait de Lurçat à haute voix, 1962, de Claude Faux, pp. 127-128.)

 

«Dans Aubusson, le problème des tons comptés, du point robuste, était dans l'air. Cette ville a fabriqué, depuis des siècles, des tentures plus rudes, plus paysannes que ne le furent jamais Beauvais ou les Gobelins. C'est qu'au-delà du goût se posait, surtout dans cette bourgade, un problème d'ordre économique. Aubusson, à l'inverse de ce que supposent d'aucuns, n'est point une manufacture nationale. La ville n'abrite que des ateliers privés, travaillant donc pour le privé. (...)

» Ces préoccupations avaient amené les ateliers du coin à " cultiver " le point robuste (celui de L'Apocalypse, des Dames à la Licorne, soit dit en passant, ce qui n'est pas négligeable !). Et ce qui n'était pas, il faut bien en convenir, une position d'ordre esthétique, n'en impliquait pas moins des répercussions dignes d'être exploitées sur le plan artistique. (...)

» Je me rendis et m'installai le premier sur place : j'installai mon atelier au coeur même des métiers.

Ayant repéré, parmi le stock de laines déjà teintes, une trentaine de nuances sonores et vérifiées (du point de vue de la solidité) par l'exercice et une longue tradition, je les adoptai, les numérotai.

Ainsi, l'exécutant ayant sous les yeux, durant le travail, ces références, se trouvait-il à même, sans hésitation et sans perte onéreuse de temps, d'employer le ton juste exigé. Au lieu de les peindre, je numérotai mes cartons. Chacun y gagnait : l'artiste en fidélité à cent pour cent d'exécution, l'atelier en rapidité de tissage.

» Et c'est ainsi que dès 1939 j'adoptai : jaunes, six dégradés ; gris, cinq ; ocres, cinq ; un noir, un blanc ; cinq rouges ; deux tons de fond. Plus tard cinq verts, cinq saumons, cinq bleus issus de l'indigo. »

(Extrait de Le bestiaire de la tapisserie du Moven Age, 1947, de Jean Lurçat, pp. 29-30.)


La tapisserie, qu'est ce que c'est ?

La tapisserie, les gens ne savent pas encore au juste comment ça se fait. Moi, personnellemnt, j'ai mis un temps fou à comprendre vos cartons. C'était plein de chiffres et vous me disiez : ce bleu et ce vert, ça me plait assez. Mais il n' y avait ni bleu ni vert : rien que des numéros.

Et puis on sait que vous dessinez vos cartons. Mais après, qu'est - ce qui se passe ? Comment ça se fabrique ?

( Dialogue de Claude Faux avec Jean Lurçat dans "Lurçat à Haute Voix" )


Le "chapelet" des laines de Jean Lurçat se compose de 44 tons :

L'intensité du ton est apparue liée à la qualité du colorant, les teintures végétales donnant les plus belles lumières. C'est donc en fonction de celles - ci qu'il a fixé définitivement sa palette.


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